La ville du quart d'heure vue par Carlos Moreno

La ville du quart d'heure vue par Carlos Moreno.
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Regards croisés entre Séverine Boutel (PDG de NHOOD Portugal) et Carlos Moreno (Urbaniste et professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne).
Interview parue dans le magazine Aspectos n°197 / Mai-juin 2021
La ville du quart d'heure est le concept qui façonnera l'avenir des villes durables et qui favorise un changement de paradigme dans lequel la ville et l'espace public sont rendus aux habitants, par la proximité ; un sujet qui a été largement débattu et développé dans le contexte de la pandémie. Aspetos a invité le mentor de ce concept, l'urbaniste spécialiste du contrôle intelligent des systèmes complexes et professeur à l'Université Panthéon Sorbonne, Carlos Moreno, pour un entretien avec Séverine Boutel, PDG de NHOOD Portugal, une société spécialisée dans la fourniture de services et de solutions immobilières pour des projets de développement à usage mixte, justement pour favoriser la transformation et la régénération des espaces, des quartiers et des villes pour qu'ils deviennent de nouveaux lieux de vie. D'une part, le mentor du concept, des principes fondamentaux de la ville du quart d'heure et, d'autre part, un agent de transformation urbaine et moteur de la réalisation effective de cette ville de proximité. Une interview qui se traduit par une vraie conversation, réflexion et complémentarité de perspectives sur la nouvelle vision urbaine.
Comment est né le concept de la ville du quart d'heure ?
R : Carlos Moreno
Le concept de la ville du quart d'heure est né en 2015, lors de la COP21, l'événement des Nations Unies qui a abouti aux accords de Paris sur le climat et qui a suscité une vaste discussion entre les États sur le changement climatique. Cet accord a été l'un des événements les plus importants pour l'humanité car des objectifs ambitieux liés à la neutralité carbone à l'horizon 2050 y ont été définis. À ce stade, un sujet de débat était de savoir comment réduire les émissions de CO2 dans les villes et trouver des solutions moins polluantes, par exemple pour le trafic automobile. Alors, nous avons proposé de ne plus nous focaliser sur la mobilité, mais plutôt sur la proximité. La solution pour être moins polluant passe par la réduction des distances que nous parcourons quotidiennement, par la transformation des villes pour que les habitants trouvent tout ce dont ils ont besoin dans leur vie quotidienne à proximité. Ainsi, on encourage également la circulation à pied ou à vélo. Notre approche a même été qualifiée d'utopique, mais le fait est que la question des distances parcourues par les gens pour se rendre au travail a commencé à entrer dans le débat. Quelle est la raison pour laquelle les gens passent 2 heures par jour dans un aller-retour de leur domicile au bureau ? Pourquoi devons-nous nous déplacer dans d'autres localités qui sont éloignées pour avoir accès aux fonctions urbaines essentielles, telles que la santé, l'éducation, la culture... ?
À cette époque, grâce à notre approche, le monde a commencé à réfléchir à ce scénario et en 2016, par exemple, lors de l'événement du C40 Cities, une voie s'est ouverte pour un avenir plus sain et plus durable avec les plus de 1 000 maires présents souhaitant relier le changement climatique à la transformation des villes. Même s'il était utopique pour eux d'assumer un changement de paradigme car le fait « d'aller au travail » se trouvait au centre de la logique de la ville et n'envisageait pas la proximité. L'idée était plutôt de placer les gens sur leur lieu de travail, aussi éloignés soient-ils. Même si, à ce moment-là, c'était une utopie, toujours est-il que certaines villes étaient déjà en pleine transformation dans bien d'autres aspects, afin de répondre aux nouveaux besoins de leurs habitants, dans un processus dynamique de changement des modes de vie.
R : Séverine Boutel
En effet, dans certaines régions du monde, il y avait déjà un regard différent sur l'évolution de la vie urbaine, principalement favorisé par les modes de vie émergents. Bien que le changement climatique ne soit toujours pas la priorité absolue, il y avait déjà des tendances qui se manifestaient dans les villes et qui sont désormais une réalité. En 2015, lorsque Carlos Moreno lançait son concept de la ville du quart d'heure à Paris, j'étais en Chine pour diriger la mise en place de dizaines de centres commerciaux sur ce marché. En Chine, tout se passe très vite et, sur certains points, c'est un baromètre de ce qui se passera plus tard sur d'autres marchés plus traditionnels. À cette époque, il était clair que l'évolution urbaine devrait viser la multifonctionnalité des espaces, ce qui est lié à la proximité. La définition d'un espace im- mobilier à usage mixte vise, justement, à donner aux espaces une multifonctionnalité, afin qu'ils puissent être utilisés par des personnes différentes, qui ont des besoins différents. Nous ne pensons plus aux espaces comme ayant une seule finalité. Et c'est ce que nous voulons mettre en œuvre chez NHOOD, c'est notre vision de la manière dont les villes doivent évoluer. Partageant mon expérience dans le commerce de détail en Chine, et les centres commerciaux étant une partie importante de l'écosystème des villes, il était clair que ces espaces commerciaux diversifiaient déjà leur offre en intégrant, par exemple, des cliniques de santé à l'intérieur, ainsi que des espaces de loisirs et de culture tels que les hippodromes, les patinoires ou les écoles des arts du spectacle, en plus de l'objectif premier du shopping. La végétalisation de la structure des bâtiments dans les villes est déjà un standard, la numérisation des services pour rendre l'expérience plus rapide et efficace, prenant moins de temps au client, la technologie associée à l'efficacité des espaces afin d'optimiser les ressources, parmi tant d'autres exemples, indiquaient déjà que la transformation urbaine était en cours et soulignaient le rôle important des projets immobiliers à usage mixte. Plusieurs fonctions essentielles de la ville réunies dans des espaces plus multifonctionnels, pour une plus grande proximité et une réponse aux nouveaux modes de vie des habitants.
Quels sont les principes fondamentaux de la ville du quart d'heure et à quelle étape nous trouvons-nous aujourd'hui ?
R : Carlos Moreno
Aujourd'hui, nous ne sommes pas dans une utopie. Nous sommes dans une urgence climatique et les villes ont un rôle décisif à jouer. Les villes sont le plus gros émetteur de CO2, et dans les villes, les transports. Avec la ville du quart d'heure, la ville de proximité, nous voulons que l'espace public devienne un vaste réseau de lieux pour que le temps utile devienne du Temps de Vie, et se traduise par un indice de bonheur plus élevé pour les gens. C'est une manière différente de vivre, de consommer, de travailler, d'être en ville. Il s'agit de repenser la façon dont les gens se déplacent, traversent la ville, l'explorent, la découvrent à pied ou à vélo et, par conséquent, de répondre à la réduction effective de l'empreinte carbone. Nous ne parlons plus de mobilité ou de technologies respectueuses de l’environnement, mais de la réduction radicale et absolue de la mobilité dans les villes.
Il est donc crucial de définir un nouveau mode de vie urbain, fondé sur la proximité et une distance réduite de toutes les fonctions essentielles, accessibles rapidement en 15 minutes : vivre, travailler, s'approvisionner, accéder à des soins, éduquer et s'amuser. Ce sont les principes fondamentaux de la ville du quart d'heure et, aujourd'hui, une vraie transformation des modes de vie urbains est en cours, fortement accélérée par le contexte de la pandémie.

R : Séverine Boutel
Que faut-il alors pour progresser dans ce nouveau mode de vie urbain ?
R : Carlos Moreno
Pour ce faire, il faut évoluer à différents niveaux. Tout d'abord, au niveau écologique, avec la réduction du CO2. Nous devons également travailler au niveau des infrastructures, en créant des espaces multifonctionnels et à usage diversifié. 60% des mètres carrés des villes sont vides car ils n'ont qu'une seule fonction attribuée. C'est le cas d'une école, d'un théâtre, d'un centre sportif, qui ne sont occupés que lorsqu'ils sont en fonctionnement. En dehors des heures de fonctionnement, ils ne sont pas utilisés et demeurent vides. Il faut réfléchir à de nouveaux usages des espaces, en partenariat avec les associations locales et l'ensemble du secteur public et privé. La solidarité est un autre axe très important, recréant des inter- connexions sociales et intergénérationnelles en vue de mieux intégrer la population plus âgée, de valoriser les activités de plein air, de proposer de nouveaux espaces de vie sur les places publiques communes, d'éviter les voitures dans les rues, de lutter contre l'anonymat, de promouvoir le commerce local et de générer des emplois locaux, entre autres moyens d'améliorer les conditions de vie. En outre, il faut inclure la participation des habitants dans la construction de la ville et la transformation de l'espace public. Leur voix doit être plus active, soit par le biais de la budgétisation participative, soit par l'écoute active des acteurs publics et privés des villes. Cela contribuera à une ville plus adaptée aux besoins locaux. D'autre part, nous avons la définition de nouvelles politiques urbaines qui doivent assurer la ville du quart d'heure pour tous et favoriser le bien commun. Il faut manifestement attirer l'attention des pouvoirs publics locaux, des maires et décideurs, mais il faut aussi attirer l'attention du secteur privé qui a la capacité d'investir, de soutenir les nouvelles politiques urbaines définies par les pouvoirs locaux, et qui favorisent l'innovation. Le secteur privé a un rôle décisif dans le soutien et le développement des politiques urbaines et est le moteur de la réalisation de la ville du quart d'heure. En ce qui concerne ces deux facteurs, si nous ajoutons la participation des habitants à la co-création des mesures, nous avons les indicateurs parfaits pour progresser.
(...) au niveau écologique, avec la réduction du CO2. Nous devons également travailler au niveau des infrastructures, en créant des espaces multifonctionnels (...)
R : Séverine Boutel
En coopération avec ces acteurs, qu'il s'agisse d'entreprises ou du secteur public, telles que les collectivités locales, nous collaborons pour trouver des solutions qui s'adaptent à ces nouveaux enjeux, en ayant le développement durable toujours comme pierre angulaire. Il est essentiel de créer des projets inclusifs et diversifiés, en mettant l'accent sur le triple impact positif - people, planet, profit - en faveur de la prospérité de chaque lieu. Et ceci en coopérant et en construisant avec tous ceux qui vivent et travaillent dans chaque communauté, en associant le projet au tissu social et économique local pour le bénéfice de tous, en revitalisant les villes de manière plus durable et en améliorant ainsi les conditions de vie des générations futures.
Il est essentiel de créer des projets inclusifs et diversifiés, en mettant l'accent sur le triple impact positif - personnes, planète et profits.
Pouvez-vous partager, respectivement, deux projets qui reflètent cette vision de la nouvelle vie urbaine ?
R : Carlos Moreno
Cependant, il est impossible de ne pas souligner l'exemple de Paris, où la politique urbaine définie par la maire, Anne Hidalgo, a déterminé qu'aujourd'hui Paris soit en pleine réalisation du concept de la ville du quart d'heure. Paris se veut 100% cyclable et il y a déjà plus de 1 000 km dédiés au vélo dans la ville, avec des pistes cyclables dédiées et protégées. Les piétons sont également au centre des nouvelles politiques urbaines. Par exemple, sur les berges de la Seine, rue de Rivoli, il y avait sept voies pour les voitures, aujourd'hui elle est entièrement piétonne et pour la circulation de vélos. Paris a également le programme Semaest, dans lequel la mairie a acheté des magasins et les a attribués pour certains usages à l'issue d'un appel d'offres, dynamisant le commerce local et les services de proximité, contribuant à l'économie locale, que ce soit par la mise en place de librairies, d'artisanat, d'épiceries, etc. Le commerce local est un bien commun et en louant ou en vendant ces espaces, la mairie protège les intéressés locaux de la spéculation du marché immobilier.